Nouvelle : Pêche miraculeuse

Yann scrutait ses instruments, le front plissé. Depuis quinze ans qu'il naviguait, les coups de tabac, même violents, ne l'effrayaient plus. La Conque du Korrigan était un bon châlutier, qui avait bien servi son père, et ne lui avait jamais fait faux-bond. Alors, les intempéries, le vent soufflant par rafales, son anémomètre annonçant 10 beauforts, même par cette nuit d'encre, ne l'effrayaient pas le moins du monde.

Après tout, ce n'était qu'une habitude à prendre. Evidemment, quand il servait de mousse à son père, il avait eu sa part de nausées, et avait plus d'une fois rendu tout son repas dans l'Atlantique. Mais c'était bien fini, tout ca. Maintenant, il se riait du tangage, se laissait bercer par le roulis, tout en maintenant sa barre d'une main ferme. Tel un vieux loup de mer, bien qu'ayant à peine dépassé la trentaine, il ne craignait plus l'océan.

Il s'autorisait simplement quelques prières avant de quitter le port, à St André, patron des pêcheurs, St Nicolas, patron des marins, et bien évidemment à la Vierge Marie. C'était une habitude qu'il avait gardé, depuis tout petit. Il n'allait pas à l'église, mais le crucifix penouillant du plafond de la cabine de pilotage n'avait jamais quitté la Conque, depuis son baptème, en rade de Brest. C'était un peu son porte-bonheur, en quelque sorte.

Le radar n'indiquait aucun navire à quinze milles, mais il fallait toujours se méfier, avec des creux de huit mètres, les échos fantômes étaient fréquents, et il était facile de ne pas voir les vrais obstacles. Le GPS était plus efficace, dans ces conditions, et une rapide vérification lui confirma qu'il était bien à plus de 60 milles de toute île, côte, ou formation de récifs. En sûreté, donc, pour autant qu'on puisse l'être au coeur d'un océan déchaîné.

A la première occasion, quand le vent eut molli suffisament pour ne former que des creux de trois mètres environ, il bloqua la barre, enfila un ciré, et sortit, sans oublier de s'arrimer à la ligne de vie, pour remonter le filet. Le treuil démarra au quart de tour, et commença à avaler les cordages. Après quelques minutes, la poupe piqua vers le fond, signe de prises abondantes. Alors qu'il hissait le châlut sur le pont, Yann entendit une voix féminine, disant :

"Ah, c'est pas trop tôt ! Je me demandais combien de temps vous comptiez me laisser mariner !"

Une fois le choc passé, il scruta le pont, dans tous les azimuts, pour tenter de repérer la passagère clandestine. Peine perdue, le pont semblait normal, et désert. De toutes façons, il aurait fallu être dingue pour s'embarquer et rester dehors par ce temps. Alors qu'il était en train de se dire qu'il avait imaginé l'intervention, la voix reprit :

"D'abord il me trouve sans me chercher, puis il me cherche sans me trouver... Hé, beau brun, que crois-tu avoir ramené dans tes filets ?!"

Cette fois, il se retourna presque immédiatement vers le châlut maintenant posé sur le pont, et l'examina de son mieux. Il faut dire qu'avec le grain qui tombait sur le navire, la visibilité n'était pas géniale, malgré les deux lampes halogènes qui déchiraient la nuit pour permettre de travailler. Enfin, derrière quelques soles, bars, sardines et hautres harengs, il apperçut une main et un bras, n'appartenant manifestement à aucune espèce de poisson répertoriée...

Il sortit son couteau, ustensile indispensable à tout marin digne de ce nom, et commença à trancher le filet afin de libérer la nauffragée. Tout en sciant les mailles, il tenta de comprendre comment il avait pû ramasser une femme, à cette distance de la côte. Quand le trou fut assez grand pour y passer une tête, les poissons commencèrent à s'écouler sur le pont, certains remuant encore, et Yann commença à appercevoir le buste de la jeune rescapée. Il déglutit avec difficulté en appercevant la poitrine généreuse, absolument nue, et le visage charmant qui semblait amusé de sa réaction. Elle ne semblait pas avoir plus de vingt ans. La seule chose qu'il trouva à dire, sur le moment, fut :

- "Vous n'avez pas froid ?"
- "Non, merci, j'ai l'habitude. Et vous, sous vôtre bâche jaune-canari, pas trop engoncé ?"
- "C'est un ciré", répondit-il, sans réfléchir. "Tous les marins ont ca..."
- "Je le sais bien, mais on ne peut pas dire que ce soit particulièrement seyant."
- "Vous préférez peut-être ne rien porter...", contra-t'il, se laissant entraîner dans cette discussion surréaliste, et oubliant momentanément ce qu'il faisait, ou comment elle avait bien pû arriver là...
- "Eh bien, pour être honnète, oui. Vous savez, les vêtements sont malcommodes, et puis, je suis plutôt bien fichue."

Elle avait dit cela avec un tel aplomb qu'il en resta muet, les yeux grands ouverts, à la regarder sans savoir quoi dire...

- "Vous croyiez peut-être avoir ramené un thon ?", lui demanda-t'elle alors, d'un air jovial.
- "Euh... pas exactement. J'avoue que vous me donneriez même plutôt envie, en fait..."
- "Je ne suis pas non plus une morue !", contra-t'elle.

Ce à quoi il ne trouva rien à répliquer, à part de vagues excuses grommelées. Il reprit donc son découpage des mailles, et elle lui dit, quand le trou eut une taille correcte, qu'elle se faufilerait. Elle déclina son offre de l'aider à s'extraire, lui demandant juste de maintenir le trou grand ouvert, et plongea au travers. Cette fois, Yann ne put étouffer un juron, et se signa instinctivement.

Il faut dire qu'à partir du nombril, sa peau se changeait en écailles nacrées, et une queue de poisson remplaçait ses deux jambes. Les questions qu'il se posait jusque là furent instantanément oubliées, au profit d'une foule d'autres, au fur et à mesure que les légendes des marins revenaient à son esprit. Et cependant, il en était encore à se demander si il n'était pas victime d'hallucinations. Ce fut elle, une fois de plus, qui le ramena au présent :

- "Je sais que sur une aussi jolie créature que moi, une queue a dû vous surprendre, mais... il serait peut-être temps de passer à autre chose, non ?"
- "Euh... oui.", parvint-il à dire, commençant à peine à s'habituer à ses manières cavalières, "mais... je croyais que les sirènes chantaient..."
- "Toujours les idées reçues ! Eh non, mon grand, pas toutes. Enfin, moi, les autres ne veulent plus que je chante. Il paraît que je fais fuir les poissons...", avoua-t'elle, l'air boudeur.
- "Mais... et ces histoires de marins emportés au fond, et tout ca ?"
- "Toujours les autres... Ecoutez, si je souhaite séduire un homme, je n'ai pas besoin de chanter. Je pense que mes charmes suffisent. Et je vois mal l'intérêt que j'aurais à noyer mes amants. Vous savez, les morts sont beaucoup moins vaillants..."
- "Euh, oui, vu comme ca... Mais, et vous, comment vous êtes-vous retrouvée dans mon châlut ?"
- "Je suis rentrée dedans, bien entendu !"
- "Exprès ?"
- "Evidemment, exprès ! Ecoutez, je sais que je suis blonde, mais vous voyez beaucoup de sirènes sur les marchés, vous ?"
- "Euh, non, effectivement... Mais pourquoi vous jeter dedans, alors ?"

Cette fois, ce fut elle qui hésita, mais seulement un peu :
- "J'ai fugué", avoua-t'elle, l'air penaud.

Décidemment, elle était décidée à ne rien lui épargner... Le vent forcissait à nouveau, et la pluie se mit à mitrailler le pont de plus belle.

- "Euh, ca vous dirait pas de discuter de ca à l'intérieur ?"
- "Bah, je pense que je pourrai supporter quelques heures hors de l'eau..."

Une fois au sec, il réussit à reprendre un peu contenance. Il ôta son cité ruisselant d'eau de pluie mêlée d'embruns salés, et l'accrocha à la porte. La situation se rapprochait un peu de la normale, quand il mit à chauffer un chocolat instantané. Enfin, presque normale, quoi.

- "C'est joli, chez vous", dit-elle alors, découvrant l'habitacle. "Mais vous n'avez pas de manières ! Vous invitez une jeune fille chez vous, et vous ne lui dites même pas votre nom !"
- "Yann. Et toi, tu as un nom ?"
- "Evidemment, quelle question ! Je m'appelle Cyrène... Oh, ca va, je sais que mes parents n'avaient aucune imagination !"
- "Ca..."
- "Et en plus, dernièrement, ils ont tenté de me marier à un ondin, qui ne me plait pas du tout. Oh, il a des champs d'algues, c'est vrai, mais je ne l'aime pas. Je ne voulais pas que notre histoire se finisse en queue de poisson..."
- "..."
- "Et puis, vraiment, je n'ai pas envie de poursuivre la tradition. Assassiner des marins juste pour le plaisir, franchement, ca m'attire pas plus que ca..."
- "Euh, oui, j'espère !"
- "C'est pourquoi il faut que vous m'enmeniez loin d'ici !"
- "Ben... J'avais pas vraiment prévu de faire un détour, là... Je prends pas souvent de sirène en stop, vous savez !"

Ils continuèrent a parler, en dégustant le chocolat chaud, elle ne cessant de le surprendre, lui à peine persuadé de ne pas rêver, et apprenant à se connaître. La tempête faisait rage, à l'extérieur, et la cabine du navire était une bulle de bien-être au milieu de ce maelström d'air et d'eau en furie. Durant des heures, ils discutèrent, et les réparties de Cyrène, de cinglantes et irrévérencieuses, devinrent progressivement douces et tristes, à mesure qu'elle s'ouvrait à son protecteur providentiel.

Puis vint un moment où elle fondit en larmes, en évoquant des souvenirs douloureux. Protecteur, Yann la prit dans ses bras, et entreprit de la consoler, un peu comme une soeur. Il la rassura, la cajola, et lui raconta quelques bribes de sa vie, à lui. Ses douleurs et ses peines, aussi, profitant de ces bras si chauds, de ce petit corps si attirant, pour se confier un peu. Et soudain, elle l'embrassa.

Une fois la surprise passée, il lui rendit son baiser. Elle sentait le varech, l'écume, l'iode. Un parfum qu'il connaissait. Il l'aurait deshabillée sur-le-champ, si elle n'avait pas déja été nue. Elle, de son côté, remonta son pull épais, et le lui retira, avant de s'attaquer à la ceinture, puis au pantalon. Le torse puissant et poilu de Yann contrastait avec le buste glabre et opulent de Cyrène, mais le contraste n'était rien en regard de la différence entre leurs moitiés inférieures.

En fait, il se trouva même un peu idiot, ne sachant absolument pas comment s'y prendre, caressant maladroitement les écailles, ses mains glissant le long de la longue queue musclée... Elle dût le guider, evidemment, mais il s'adapta remarquablement vite à son anatomie, et leurs ébats furent longs et passionnés. Elle n'était pas aussi chaude qu'une femme, peut-être, mais la sensation n'était pas du tout désagréable, et sa souplesse autorisait des choses dont il n'aurait jamais rêvé qu'elles soient possibles...

Comme dans un rêve, ils s'endormirent dans les bras l'un de l'autre. Elle l'avait vraiment épuisé, et c'est peut-être pour cette raison qu'il n'entendit pas tout de suite l'alarme du radar. Réveillé en sursaut, il fonca tant bien que mal vers l'échelle de coupée, pour atteindre le poste de pilotage. Ce qui lui aurait pris au plus une dixaine de secondes quand il était en forme, et par mer d'huile, lui en prit une vingtaine dans le navire balloté comme un fêtu de paille. La houle faisait claquer la coque régulièrement sur les vagues, quand le navire tombait d'une crête à un creux.

Il atteignit enfin la barre, et l'écran du radar. Là où, la dernière fois, il ne repérait que les échos temporaires créés par les vagues, il voyait désormais un écho, solide et imposant, par tribord arrière. Il remit les moteurs en route, par reflexe, et barra à babord toute, avant de scruter par la vitre ce qui causait l'écho. La pluie était trop drue, il ne voyait pas à plus de cinquante mètres, et le navire, chargé d'une tonne de poissons, peinait à accélérer et ne virait que lentement.

Il finit enfin par distinguer quelque chose, la proue enorme d'un navire. Cargo, pétrolier, méthanier, ou même paquebot, il ne pouvait le dire. Ce qu'il vit, c'est que l'autre filait une bonne vingtaine de noeuds, au moins, et qu'il ne l'éviterait pas. La muraille d'acier s'abattit sur la Conque du Korrigan, et le fracassa, bien que celui-ci n'aie pas été juste devant l'arrivant. Yann fut projeté contre une paroi et assommé, alors que le châlutier démembré commençait à sombrer.

Cyrène, étourdie par le choc, mit un peu de temps à comprendre ce qui s'était passé. Assourdie par les battements des hélices du navire géant, elle était désorientée. Elle reprit ses esprits, et se mit à la recherche de Yann. Pendant plusieurs minutes, elle chercha, tantôt en surface, dans le sillage du chauffard des mers, tantôt dans les profondeurs. Elle finit par repérer le corps nu qui coulait doucement, et le remonta à la surface aussi vite qu'elle le pût.

Elle lui fit du bouche-à-bouche, vida ses poumons du maximum d'eau de mer, le tout en nageant pour se maintenir à flôt, dans la mer en furie. Mais rien n'y fit, Yann ne se réveilla pas. Suite à l'accident, et à la disparition du châlutier, une enquête fût ouverte, et l'officier de quart du méthanier, battant pavillon Comoréen, fut condamné pour négligeance, et non assistance à personne en danger. Cyrène, elle, enterra le corps de Yann au fond de l'Atlantique, sous le sable. Elle planta des algues sur sa tombe, et disposa des coquillages tout autour. Elle pleura beaucoup, aussi, mais, sous l'eau, personne ne vit ses larmes.

Retourner à l'index des textes

Valid HTML 4.01 Strict